La vie et l’œuvre de cet homme sont restées longtemps inconnues car, selon sa propre volonté, ses amis avaient brûlé une grande partie de ses notes. “L’œuvre d’un homme ne peut être achevée que par lui-même” se plaisait-il à dire.

Né à Saint Vincent de Mercuze en 1823 dans une maison que l’on voit à côté de l’ancien haut fourneau, Ernest Doudart de Lagrée débute ses études chez les Jésuites de Chambéry et les poursuit à Paris au Lycée Charlemagne. En 1842 il entre à l’École royale polytechnique. Lieutenant de vaisseau en mars 1854, il participe à l’expédition de Crimée et se retrouve au siège de Sébastopol, à bord du “Friedland”. Il observe alors et analyse l’horreur des combats.

C’est l’époque de la transformation de la marine à voile avec l’apparition des bateaux à vapeur et à hélices qu’il décrit avec une grande précision. Il séjourne ainsi jusqu’en 1855 à Constantinople puis revient en France. En avril 1858, Doudart de Lagrée reçoit le commandement d’un petit bâtiment de guerre (un aviso) qu’il gardera jusqu’en 1860. Cependant, son état de santé l’oblige à cesser cette carrière avec le grade de capitaine de frégate. En octobre 1862, il demande à être envoyé en Cochinchine. Il embarque sur la “Garonne” en qualité de commandant en second. A son arrivée à Saigon où la Marine française est officiellement chargée de protéger les chrétiens, la situation est difficile. Doudart de Lagrée va alors jouer le rôle de représentant officiel de la France et, grâce aux rapports privilégiés qu’il sait tisser avec le prince Norodom, il sauve la situation au Cambodge. Il devient ainsi le principal artisan de la signature du Protectorat par le traité du 11 août 1863 qui sera ratifié par Napoléon III en avril 1864.

Doudart de Lagrée est un humaniste érudit, passionné d’art, de littérature et d’archéologie. Parallèlement au travail de diplomate qu’il confirme par son rôle de pacificateur en luttant contre l’hégémonie des pays voisins (Siam et Annam), il entreprend des études et des travaux très poussés sur le pays. Il réalise en particulier une étude scientifique précise de l’art Khmer sur le site d’Angkor. Ethnologue, épigraphe et historien, il écrit les “chroniques royales” qui inspireront un mouvement de recherche de spécialistes tels qu’Aymonier, Masperot, Leclère et Piat.

En juin 1865, Doudart de Lagrée commence alors une carrière d’explorateur en se voyant confier, par l’amiral De La Grandière, la lourde responsabilité de remonter le Mékong. Ici encore ses qualités de narrateur font merveille. La description de l’exploration et de la vie commune de ces hommes confrontés à des situations extrêmes est d’une grande précision. C’est au cours de cette expédition très difficile qu’il décède le 12 mars 1868 à Tong-Tchouen en Chine terrassé par la maladie. Cette fin tragique alors qu’il venait d’atteindre son but, est injuste et cruelle. C’est à son second, Francis Garnier, que reviendra une grande partie des honneurs et de la notoriété de l’expédition du Mékong.    

Après sa mort, le corps de Doudart de Lagrée est ramené à Saigon où une stèle est érigée pour lui rendre hommage. Le 4 août 1897 est inauguré, Square des Postes à Grenoble, un monument à sa mémoire qui sera transporté en 1968 dans son village natal Saint Vincent de Mercuze. Ceci explique la présence du monument rappelant les tours d’Angkor Vat situé en face de l’école qui porte son nom.

En 1983, ses cendres, qui reposaient dans le vieux cimetière de Saigon, sont ramenées à Brest par l’aviso escorteur qui porte, lui aussi, son nom. Elles sont remises à la municipalité dirigée par Aimé Paquet et déposées dans la vieille église de la commune où reposait déjà son cœur.

Dans un excellent livre parfaitement documenté intitulé Doudart de Lagrée, marin, diplomate, explorateur publié en 1997, Bernadette et Bernard Chovelon réalisent un formidable travail bibliographique qui permet de reconstituer l’histoire de cet homme hors du commun et de lui rendre justice.

Le grand mérite du livre, qui se lit comme un roman d’aventures, est de retracer fidèlement et dans son intégralité l’histoire d’un homme qui n’était jusqu’à présent connue que par tranches imprécises. Grâce à ses nombreuses lettres écrites à Madame Marion, sa cousine, et à ses chefs, on peut apprécier le style alerte du personnage qui décrit parfaitement les événements de l’époque et les traduit avec sa sensibilité et son oeil critique : la guerre de Crimée, la politique de la France en extrême orient, l’aventure du Mékong et ses enjeux.

On y découvre un homme courageux, persévérant et audacieux, détestant l’inaction. Un personnage complexe et paradoxal aussi car, en fait, quel point commun peut-on trouver entre un militaire, un diplomate et un aventurier si ce n’est le désir d’étendre la souveraineté de la France sous toutes ses formes et de lancer une passerelle entre le monde, très fermé à cette époque, de l’Extrême-Orient et le monde occidental, jusqu’à vouloir renouer des relations commerciales avec la Chine dans la dernière partie de sa carrière. On y découvre aussi un homme malade et un “enfant du pays” qui n’a que très peu séjourné dans son village natal. A cette époque en effet, les forges sont en activité et le village est très pollué. Lors de ses rares séjours en France, essentiellement pour raison de santé, il séjourne en cure à Allevard ou en convalescence à Goncelin.

Tel est le destin de cet homme illustre, type même de “l’honnête homme” de l’époque, oublié de beaucoup mais célèbre par l’œuvre accomplie.

 

Références bibliographiques :

Doudart de Lagrée, marin, diplomate, explorateur, Bernadette et Bernard Chovelon, Presses Universitaires de Grenoble 1997

L’explorateur Doudart de Lagrée, P.Tranquille, Les contemporains 1900, Les oubliés de l’histoire

Doudart de Lagrée, l’explorateur du Cambodge, Claude Muller, Chroniques Dauphinoises pages 92-95, Editions de Belledonne 1998